L’enseignement des sciences ignore le plus souvent complètement le fait que celles-ci ont une histoire. Au mieux mentionne-t-on une anecdote pour pimenter un développement quelque peu abscons. Le but de ce cours est d’amener les étudiants et étudiantes à réaliser que la discipline qu’on leur enseigne depuis qu’ils sont tout petits a une très longue histoire et que celle-ci place les mathématiques au sein de l’histoire générale des idées. Il est l’occasion d’une réflexion sur l’évolution de ses concepts et de ses procédés, sur la nature de ses objets, mais aussi celui du constat que des problèmes soulevés dans l’antiquité perdurent malgré la variété des méthodes utilisées pour les attaquer.
L’histoire et l’épistémologie étant des disciplines universitaires, leur enseignement doit être orienté vers leur pratique. Celle-ci consiste d’abord en la lecture analytique de textes du passé, dont il s’agit de comprendre le contenu mathématique, ce qui passe souvent par une traduction dans un langage moderne, mais aussi d’en saisir les spécificités en repérant dans la transcription moderne les anachronismes, en tenant malgré tout de respecter le plus possible la démarche de l’auteur. Il s’agit ensuite d’initier les étudiants et étudiantes à une réflexion de nature plus philosophique sur les objets, concepts ou méthodes rencontrés. La confrontation avec les sources anciennes est ici précieuse car elle nous met dans l’obligation de mener une telle réflexion. Il ne s’agit donc nullement de proposer une sorte de fresque historique qui présenterait une histoire des progrès de mathématiques au cours du temps, dans une vision qui serait par trop téléologique, mais plutôt de mener une réflexion sur la discipline, éclairée par l’histoire.
Objectifs de l’UE.
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Apprendre à lire un texte de mathématique et à en comprendre le contenu, en passant éventuellement par une traduction dans un langage qui nous esst plus familier.
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Savoir respecter l’esprit et le contenu d’un texte ancien tout en en rendant compte le plus clairement et simplement possible.
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Développer un esprit de critique vis-à-vis du texte lu.
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Progresser dans la rédaction en langue française, tant pour les mathématiques que pour des usages plus généraux.
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Entamer une réflexion sur les pratiques, méthodes, notions et concepts de la discipline.
Description du contenu
Au commencement était Euclide. Les Éléments d’Euclide sont le texte fondateur de la tradition mathématique occidentale et un passage obligé dans un tel cours. Leur lecture, plus particulièrement des livres I et II, ainsi que de passages des livres V ou VII, est l’occasion de s’interroger sur les notions d’axiomes et de définition, puis d’être confrontés à la pratique de la démonstration de divers types de propositions (théorèmes, problèmes etc.). On y découvre un des traits fondamentaux des mathématiques anciennes, celui de la distinction nette entre nombre, c’est-à-dire nombre entier, et grandeur, objet de nature continue. On peut ici ouvrir une discussion sur le problème des relations entre le discret et le continu en faisant appel à des lectures annexes, d’Aristote par exemple (Organon ou Physique).
On essaie de comprendre les propositions d’Euclide en commençant par les traduire dans le langage qui est le notre, faisant en particulier appel à quelques manipulations algébriques sur des longueurs ou des aires. Cependant, l’absence de mesure numérique des grandeurs continues rend l’usage de l’algèbre complètement anachronique. Il nous faut donc trouver un équilibre entre explication des propositions pour les rendre compréhensible au lecteur contemporain et respect de l’esprit de l’œuvre originale.
Un autre aspect saillant des Éléments est leur usage particulier de la notion d’égalité qui, pour les figures, désigne une égalité en grandeur (longueur, aire ou volume). Cela est l’occasion d’une réflexion sur la nature de la géométrie, menant progressivement à l’idée de considérer celle-ci comme une science des invariants. La place particulière qu’y jouent les constructions (en géométrie) et les procédé algorithmiques (en arithmétique) nous amène aussi à des réflexions sur la conception même des mathématiques. Cela est illustré par l’organisation générale du traité, qui semble tout orienté vers le problème de la détermination pratique du caractère rationnel ou non de certains rapports de grandeurs que l’on rencontre en géométrie. C’est l’occasion de replacer les Éléments dans l’histoire de la philosophie, avec l’échec de la doctrine pythagoricienne à instituer une cosmologie entièrement basée sur les rapports de nombres entiers.
Enfin, en confrontant diverses éditions du texte (Niceron, Peyrard, Vitrac), on montre pourquoi le lecteur ou la lectrice des textes anciens ne doit jamais oublier que les sources sont rares et très diverses, et que les éditions modernes doivent être lues de manière un peu critique.
Descartes : aux sources de la modernité. Après Euclide, l’autre passage obligé est le texte fondateur de la modernité mathématique : La Géométrie de René Descartes (1637). C’est là que sont posées les méthodes et les notations de l’analyse algébrique que l’on apprend encore au collège de nos jours. Sa lecture sera l’occasion de dissiper quelques malentendus qui ont la vie dure. Ainsi lit-on souvent que Descartes y invente les coordonnées et utilise des nombres réels. Il n’en n’est rien et l’on montrera que ce qui guide Descartes c’est une analogie entre les opérations du calcul et les constructions de la géométrie. Jamais il n’oublie que ce qu’il manipule finalement, ce sont des grandeurs et qu’il doit, pour justifier que le calcul formel donne bien une solution à un problème donné, donner la construction géométrique qui lui correspond, quitte à utiliser des instruments plus sophistiqués que les simples règle et compas. Le problème de la mesure numérique des grandeurs continues n’est donc pas abordé par Descartes. La lecture de passages du Discours de la méthode ou des Règles pour la direction de l’esprit permettent de montrer comment mathématique et philosophie sont intimement liées.
La suite du programme : tisser des liens. Les possibilités offertes par la très longue et très riche histoire des mathématiques sont tellement vastes qu’il faut, une fois visités les deux points nodaux sus-mentionnés, faire des choix drastiques. Le mieux est de faire une petite sélection de textes qui permettront d’alimenter la réflexion historique et philosophique, autour, par exemple, d’une ou deux thématiques qui permettent de structurer le tout. On évitera ici les questions par trop philosophiques, comme celle par exemple de la nature des objets mathématiques ou des différences entre démontrabilité et vérité, qui pourront être abordées lors de discussions avec les étudiants et étudiantes. Le choix de thèmes ou de questions générale comme celle des liens entre discret et continu, ou de notions comme celle de fonction, de limite etc. seront à même de fournir tout le matériau nécessaire. Voici quelques pistes textuelles en ce sens. Elles pourront être enrichies au fil des ans et varier selon d’éventuelles demande propositions venant des étudiants ou des étudiantes.
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Naissance de l’algèbre : le Livre d’algèbre et d’al-muqabala, d’al-Khwarizmi.
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Le problème du continu : le Traité utile, de Nicolas d’Autrécourt, la préface et le début du Que sont et à quoi servent les nombres ? de Richard Dedekind, la note Sur une propriété de tous les nombres algébriques réels de Georg Cantor, des extraits de La science et l’hypothèse de Henri Poincaré, la deuxième conférence sur La perception du changement de Henri Bergson, ou encore L’état présent de la connaissance en mathématiques d’Hermann Weyl etc.
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La géométrie, de la perspective aux groupes de transformation : l’Optique d’Euclide, le début du Brouillon Project de Girard Desargues, le De l’esprit géométrique, de Blaise Pascal, le début des Planiconiques de Philippe de la Hire, la préface au Traité des propriétés projectives des figures, de Jean-Victor Poncelet, le début de la Géométrie imaginaire, de Nicolai Lobatschewsky, des extraits du Programme d’Erlangen de Felix Klein etc.
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Les notions ensemblistes : lecture de manuscrits de Leibniz, du début du Sur les fondements de la théorie des ensembles transfinis, de Georg Cantor, ou encore de Fonction et concept ou de Sens et dénotation de Gottlob Frege, quelques passages de Bourbaki etc.
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Nombres et grandeurs : de la définition 6 du livre V des Éléments d’Euclide à la construction des nombres réels par divers procédés, accompagné de lectures sur le problème de la composition du continu (le fameux labyrinthe de Leibniz), la note de 1901 d’Henri Lebesgue où il décrit l’intégrale qui porte maintenant son nom.